Incursion ukrainienne en Russie : démonstration de force ou pari risqué ?

 L’armée ukrainienne avance depuis mardi en territoire russe dans la région de Koursk. Une incursion sans précédent, aux objectifs flous, qui peut rapporter gros ou coûter très cher.

Cela ne semble pas se résumer à une petite incursion et puis s’en va. Des soldats ukrainiens continuaient, jeudi 8 août, à essayer de grignoter du terrain en Russie, deux jours après avoir franchi la frontière au niveau de l’oblast de Koursk, région russe située au nord de l'oblast de Belgorod.

Face à l’avancée ukrainienne, le gouverneur de la région de Koursk, Alexeï Smirnov, s’est même résolu mercredi soir à déclarer l’état d’urgence afin de faciliter la “réponse humanitaire”, indique le Moscow Times, média russe anglophone banni par le pouvoir le mois dernier.

Incursion ukrainienne en Russie : démonstration de force ou pari risqué ?


Opération d'envergure

Cette fois-ci, c’est bel et bien l’armée ukrainienne qui a franchi la frontière russe et non pas des combattants russes pro-ukrainiens comme par le passé", constate Glen Grant, analyste sénior et spécialiste des questions militaires ukrainiennes à la Baltic Security Foundation.
Rien à voir, en effet, avec les opérations ponctuelles menées dans la région de Belgorod depuis le printemps 2023 par des combattants russes pro-Ukrainiens de commandos comme la légion "Liberté de la Russie". Des actions qui relèvent plutôt d’opérations de sabotage ou des diversions, alors que l’incursion débutée le 6 août "représente clairement l’opération militaire la plus coordonnée et importante menée sur le sol russe depuis le début de la guerre en Ukraine", souligne Will Kingston-Cox, spécialiste de la Russie à l'International Team for the Study of Security (ITSS) Verona. C’est aussi la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale que des troupes régulières ennemies pénètrent sur le territoire russe.
En effet, plus d’un millier de soldats et une trentaine de véhicules blindés, partis de la région de Soumy – au nord de Kharkiv –,  ont réussi à avancer sur près de 10 kilomètres en territoire russe et se battent pour le contrôle des villages de Soudja et Korenevo, affirme l’Institute for the Study of War, un centre américain de recherche en géopolitique qui publie des points quotidiens sur la guerre en Ukraine. "Les dernières informations disponibles suggèrent que l’Ukraine a mobilisé deux brigades – une d’infanterie et l’autre, mécanisée – avec le soutien de forces spéciales, de défense anti-aérienne et de pilotes de drones. Il s’agit donc d’un détachement plutôt conséquent", précise Huseyn Aliyev, spécialiste de la guerre en Ukraine à l’université de Glasgow, en Écosse.

Une opération d’envergure qui apparaît surprenante, jugent les experts interrogés par France 24. "Pourquoi se lancer dans une telle entreprise militaire avec autant d’hommes quand le président ukrainien Volodymyr Zelenski ne cesse de répéter qu’il n’a pas suffisamment d’hommes et de munitions pour défendre le front face à l’offensive russe dans la Donbass ?", s’étonne Huseyn Aliyev.
Les objectifs de cette opération sont pour le moins flous. Le gouvernement ukrainien a attendu jeudi 8 août pour apporter un début d’explication. L'opération pourrait renforcer la position ukrainienne lors d’éventuelles négociations de paix avec la Russie, a indiqué Mykhaïlo Podoliak, conseiller du président ukrainien, interrogé par le quotidien ukrainien Kyiv Independent.

Frappe préemptive ? Coup au moral ?

Mais ce ne serait qu’une partie de l’histoire. "Il est impossible de savoir réellement quelles sont les raisons de cette offensive", assure Glen Grant. Selon lui, celle-ci peut aussi bien être une opération destinée à détruire les bases arrières utilisées par la Russie dans la région de Koursk pour bombarder l’Ukraine qu’une offensive pour capturer ou endommager des infrastructures énergétiques – comme le gazoduc de Soudja (qui livre une partie du gaz russe à l’Europe) ou la centrale nucléaire de Koursk.

"Il peut aussi s’agir d’une frappe préemptive", estime Frank Ledwidge, spécialiste des questions militaires dans la sphère soviétique à l'université de Portsmouth. "Les Ukrainiens avertissaient depuis quelques mois déjà sur le risque d’une offensive russe contre la province de Soumy depuis la région de Koursk. En attaquant maintenant, ils cherchent à contrecarrer ces plans".
Il ne faut pas non plus oublier l’aspect psychologique d’une telle opération. "Cette incursion peut avoir un impact important sur le moral russe car depuis un certain temps, les Ukrainiens semblaient résignés à défendre la ligne de front dans le Donbass. Mais cette opération démontre qu’ils sont toujours prêts à lancer des offensives, y compris sur le sol russe", note Will Kingston-Cox. La manœuvre est aussi bonne pour le moral de la population ukrainienne. "Le gouvernement n’avait pas vraiment de succès d’ampleur à célébrer depuis la reprise de Kherson en novembre 2022", note Huseyn Aliyev. Avoir réussi à traverser sans trop d’encombre la frontière est certainement un succès en soi.

L'étrange réaction russe

Le but de cette incursion n’est pas le seul aspect de cette nouvelle séquence de la guerre à surprendre les analystes. Le fait que la Russie semble avoir été prise de court "est tout aussi  inattendu", estime Huseyn Aliyev. Des influents "miliblogueurs" – ces observateurs militaires russes nationalistes et très actifs sur Telegram – tels que Rybar (plus d’1,1 million d’abonnés sur Telegram) ont même fustigé le dispositif de défense russe dans la région, souligne le Moscow Times.

"Les opérations commandos du printemps dernier dans la région de Belgorod avaient pourtant poussé la Russie à renforcer sa ligne de défense et à installer des dispositifs de surveillance le long de la frontière", note Huseyn Aliyev.
L'analyste Glen Grant y voit la preuve d'un sérieux problème de communication au sein de l’armée russe. "Personne ne veut rapporter des mauvaises nouvelles au chef, ce qui ralentit considérablement le processus de prise de décision", estime-t-il.

Peut-être savait-il que quelque chose se préparait sans vraiment avoir conscience de l’ampleur de l’incursion ? "La réaction rapide de Vladimir Poutine, qui a évoqué une provocation de grande envergure, m’incite à penser que le pouvoir savait et a laissé faire en espérant pouvoir utiliser cette incursion à des fins de propagande : tenter de rassembler l’opinion autour du chef face à un ennemi qui n’hésite pas à attaquer sur le sol national", avance Will Kingston-Cox.

Cette incursion va-t-elle faire long feu ? "Il est évident qu’ils ne vont pas aller jusqu’à Moscou, mais ces troupes semblent vouloir consolider leurs positions", estime Will Kingston-Cox.
"C’est très risqué", juge Frank Ledwidge. "Il faut s’attendre à des contre-attaques importantes des Russes et personne ne sait si l’Ukraine a les capacités logistiques de tenir des positions en Russie", ajoute ce spécialiste.
En outre, l’armée ukrainienne ne peut pas se permettre d’allouer trop de ressources à ce nouveau front. "Les Russes continuent à avancer dans le Donbass et Kiev a besoin de toutes ses forces pour repousser les assauts russes", souligne Huseyn Aliyev.

source: France24

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